Disjoindre le « nous » hérité (i.e., l’identité collective reçue à la naissance), et le « nous » choisi, (i.e., l’identité activement affirmée et choisie par l’individu) est un geste typiquement critique. Théoriser notre double appartenance et la réversibilité par laquelle le « nous » performé et activement assumé métamorphose sans cesse le « nous » hérité dont il est issu, l’est encore plus. Car, en vertu de ce geste, c’est en termes de volonté et non en termes d’origine, ou d’appartenance, qu’il s’agit de penser la relation entre le « je » et le « nous », l’individu et la communauté.
L’histoire de ce geste dont l’existentialisme, mais aussi la déconstruction ou les études de genre auront été autant des manifestations philosophiques modernes, nous mène des analyses et des biographies existentielles qui ont fait l’originalité de la philosophie française d’inspiration phénoménologique, jusqu’à un ensemble de travaux contemporains développés dans les pays anglo-américains sous l’étiquette de la phénoménologie « critique ». De Simone de Beauvoir, Jean-Paul Sartre, Maurice Merleau-Ponty, Frantz Fanon, Francis Jeanson, Emmanuel Lévinas, Bernhard Waldenfels, Michel Foucault, jusqu’à Judith Butler, et bien d’autres, nous retrouvons le même geste critique qui consiste à dénaturaliser les « nous » dont nous héritons à la naissance, pour en souligner non seulement le caractère fragile, relatif et injustifié, mais aussi le devenir historique contingent, offert au libre choix inconditionné (mais non pas quelconque) de l’individu. D’un espace intellectuel à l’autre, il s’agit de penser le « nous » comme instrument d’émancipation et de libération vis-à-vis des rapports de domination et/ou d’aliénation, autrement dit, comme indicateur de liberté qui permet de mesurer le rapport entre l’identité imposée à un individu par les circonstances de sa naissance, et l’identité performée, affirmée ou décidée par cet individu. D’un espace intellectuel à l’autre, la mise au jour d’un tel phénomène se fait au travers d’enquêtes historico-sociologiques sur les luttes pour l’émancipation des minorités raciales et ethniques (les noirs, les colonisés, les juifs …), sexuelles et de genre.
Toutefois, loin d’être tout à fait commun aux deux espaces intellectuels que sont la phénoménologie existentielle et la phénoménologie critique, le « nous » est, peut-être aussi, témoin de leurs divisions : disputes, équivoques, héritages détournés et critiques silencieuses ou avouées.
L’objectif de ce colloque est non seulement de jeter un éclairage nouveau sur la portée critique et politique de la philosophie française d’inspiration phénoménologique, mais aussi d’explorer ce qui s’est déplacé au tournant des XXe et XXIe siècles. Transmission ou, au contraire, fracture ? Approfondissement et radicalisation de certaines tendances à l’œuvre dans la phénoménologie ou, au contraire, dépassement ?
PROGRAMME
Jeudi 30 Novembre
MATIN
09h00-09h15 | Mots d’accueil
Intervenants : Marc Crépon et Lucia Angelino
Modérateur : Marc Crépon
09h15-10h15 | Natalie Depraz (Université Paris Nanterre)
Dire Nous, est-ce dire première personne du pluriel ?
10h15-11h15 | Laurent Perreau (Université de Franche-Comté)
Les normes du ‘nous’
11h15-11h30| Pause-café
11h30-12h30 | Lucia Angelino (École normale supérieure, Archives Husserl ENS/CNRS)
L’ambiguïté du ‘nous’
12h30-14h00 | Pause-déjeuner
APRÈS-MIDI
Modératrice: Lucia Angelino
14h00-15h30 | Judith Butler (University of Berkely)
The Aspirational We: Rethinking the Politics of the Imaginary
15h30-16h30 | Marc Crépon (École normale supérieure, Archives Husserl, ENS/CNRS)
Solidarité de la contre-violence
16h30-16h45 | Pause-café
16h45-17h45 | Elsa Dorlin (Université Toulouse, Jean Jaurès)
Phénoménologie de la proie
17h45-18h45 | Jean-Claude Monod (École normale supérieure, Archives Husserl ENS/CNRS)
Les frontières phénoménologiques et politiques de l'intersubjectivité: domination et reconnaissance
Vendredi 01 Décembre
MATIN
Modérateur : Laurent Perreau
09h15-10h15 | Marcia Sá Cavalcante Schuback (Södertörn University, Stockholm)
Entre nous: comment nous dénuder?
10h15-11h15 | Hourya Bentouhami (Université de Toulouse, Jean Jaurès)
Nous, et pas une de moins : de la fatigue d'être une femme à la puissance féministe de la chair
11h15-11h30 | Pause-café
11h30-12h30 | Thomas Bedorf (FernUniversität Hagen)
Il faut affirmer un ‘nous’ qu'il est impossible d'affirmer - Des collectifs en différence situationnelle
12h30-14h00 | Pause-déjeuner
APRÈS-MIDI
Modérateur : Marc Crépon
14h00-15h00 | Michael Staudigl (University of Vienna)
Between heritage and choice? On violence and the constitution of the We
15h00-16h00 | Magali Bessone (Université Paris 1 – Panthéon – Sorbonne)
Les autres et moi : l'enquête phénoménologique entre narcissisme et exotisme
16h00-16h15 | Pause-café
16h15-17h15 | Frédéric Gros (Sciences Po, CEVIPOF)
L'appropriation du 'nous'