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1Il faudrait d’abord définir ce qu’est l’oral en linguistique, et ne pas le réduire à la transcription d’enregistrements conversationnels, sans tenir compte des corps, gestes, intonations et positions des interlocuteurs (Bottineau 2013, 12 et sq). Il faudrait bien sûr prendre en compte tous les types (discursifs) d’oral comme tous les types d’écrit et tous les registres de langue. Il ne faudrait pas retirer de la linguistique de l’écrit les textes littéraires, sous le prétexte, fallacieux, d’une langue stylistiquement déviante, et surtout pas les textes théâtraux et poétiques, qui, ayant capacité à être vocalisés, dramatisés, éprouvés physiquement, ont la réputation sulfureuse de frayer avec l’oral, sans en être vraiment.
2A cet égard le concept d’« oralité » de Meschonnic, référé à la littérature, aux textes bibliques et, au tout premier chef, à la poésie, mérite considération. On sait que Meschonnic le définit d’une façon paradoxale, non comme parler de bouche mais comme oralité de l’écriture, c’est-à-dire comme emprise du sujet, de son corps et de son imaginaire sur l’écriture, et donc comme opération de subjectivation radicale. Mais si Meschonnic emploie néanmoins ce terme d’« oralité » (Meschonnic 1989; 1995), c’est que la bouche, l’appareil phonatoire, la voix et quelque chose de plus profondément oral laissent, volens nolens, leur trace dans l’écriture même. Il y a dans l’écrit non seulement du « dialogisme » au sens de Bakhtine et Bres (Bres 2005, 47 et sq), mais des modèles et des degrés d’oralité, comme il y aurait, peut-être, dans l’oral des patrons et des degrés de scripturalité. Les deux régimes de la langue auraient certes des claviers sémiotiques partiellement distincts - plus distincts encore dans les langues principalement idéographiques - mais néanmoins d’importants recouvrements.
3On a souvent refusé le terme de ponctuation pour décrire les énoncés oraux, même si dans les transcriptions d’oral il est difficile de se passer de ponctuants (Delofeu 2011, 115-129). A l’écrit, on a postulé des unités de discours radicalement différentes, la « phrase » (Benveniste 1966, 130), le « paragraphe » pour Adam, à la suite de Longacre, Pike L., et Laufer, Arabyan en France (Adam 2018), le texte pour Meschonnic. Et pour l’oral, surtout pas des phrases (Blanche-Benveniste, Jeanjean 1987), mais des périodes (Lacheret et Victorri, 2002), que certains linguistes appellent quand même des « paragraphes » - ce qui suggère bien une forme de scripturalité… Quant à Berrendonner, qui ne distingue pas les deux régimes, il conclut un de ses articles par : « il n’y a pas de phrases, ni dans la langue, ni dans le discours », mais bien « des unités maximales » qui « sont respectivement les clauses et les périodes » (Berrendonner 2002, 34). Toutefois, en 2021, celui-ci semble plus circonspect, considérant la période comme unité d’oral et d’intonation (Berrendonner 2021b).
4Nous voudrions au contraire avancer ici la double hypothèse, fondée d’une part sur un corpus de poésie de Jaccottet et Quatrebarbes, et d’autre part sur l’analyse critique de quelques transcriptions d’oral de Lacheret-Beaujour,
- que l’écrit utilise et intrique couramment une série d’unités discursives, dont, au niveau local ou méso-textuel, non seulement la phrase, non seulement le paragraphe, mais encore la période telle que définie souvent à l’oral, et peut-être d’autres encore, actualisées notamment par la ponctuation étendue (Favriaud 2014), avec des degrés de saillance variable selon les textes et les auteurs ;
- et, symétriquement, que l’oral pourrait bien lui aussi se définir globalement par des unités méso-textuelles plus diverses que la période, dont, pourquoi pas, la phrase, et d’autres encore, à mettre au jour, selon des degrés de saillance variable - et que la segmentation et l’accentuation y joueraient un rôle quasi ponctuationnel d’actualisateurs.
5Nous suivrons ici le plan suivant :
- La place de la ponctuation dans la contestation et la réhabilitation de la phrase dans quelques théories actuelles de la langue et du discours, écrit notamment.
- Les unités discursives effectives dans les poèmes de Jaccottet et Quatrebarbes : la phrase, oui, évidemment, mais d’autres unités encore qui s’harmoniseraient avec elle.
- Périodes, phrases et architecturation du discours ne font-elles pas passerelle entre pratiques de la poésie contemporaine et théories de l’oral ?
1 | Phrase et ponctuation : de Berrendonner / Béguelin à Gautier
6Un étrange consensus s’est esquissé en 2002 entre les linguistes du Colloque de la Sorbonne intitulé « Y a-t-il une syntaxe au-delà de la phrase ? » pour laisser dire que la phrase « n’existait pas »… La démonstration du syntacticien Berrendonner, la plus en pointe sur cette thèse contestataire - parmi ses collègues Seguin, Blanche-Benveniste, Combettes, Roulet, Charolles, Nolke, Neveu - mérite d’être reprise avec ses quatre « ingrédients », « syntaxique », « sémantique », « prosodique » et, ce qui nous intéresse plus parti|culièrement ici, « typographique » (Berrendonner op. cit, 24-25).
7Berrendonner a beau jeu, en s’appuyant sur la conclusion autre|ment prudente de Seguin (1993), d’affirmer que la phrase est une unité historique, autosuffisante ni en syntaxe ni en sémantique malgré les efforts de ses promoteurs au XVIIIè s., qu’elle n’a pas de dessin prosodique stable, qu’elle n’aurait pas non plus de démar|cation typographique fiable : et donc qu’elle est un objet scientifique vide, tout juste scolaire. On remarque que l’argument « typographique » - que nous requalifierons ici en argument ponctuationnel - est réduit à la seule « intonation conclusive », que le linguiste suisse liquide en trois mots et deux références, adoptant ainsi une position phonocentrique radicale : le point ne serait pas toujours lié à une intonation conclusive, et l’intonation conclusive ne corres|pondrait pas toujours à la phrase. Exeant l’argument ponctuationnel et la phrase. Mais faut-il trancher définitivement le destin de la phrase, en recourant à un modèle de syntaxe standard et à une conception somme toute bien primaire de la ponctuation ? La ponctuation des limites notamment, majuscule et point final (simple ou modal), ne délimite-t-elle pas positivement un espace discursif sur lequel justement Gautier essaiera de tabler, sans poser une définition de phrase apriorique comme le fait Berrendonner ?
8Béguelin renchérit sur les propos de Berrendonner en développant plus longuement deux arguments censés disqualifier la notion de phrase à l’écrit : ceux de l’épexégèse et de la ponctuation, qui ne mettraient au jour qu’une « phrase graphique » incertaine, en fait un semblant d’unité discursive. On note d’emblée que rabattre encore la ponctuation sur la graphie n’est pas un acte de dénomination anodin.
9Les phrases actualisées par épexégèse et ponctuation ne sont, à ses yeux, ni des phrases, ni des clauses, ni des périodes,
mais des constituants apparemment régis « de l’extérieur », tantôt
déterminants, tantôt compléments valenciels ou régis, présentés
comme rajoutés dans un second temps (épexégèses dans les termes de
Bally 1944, 59) :
Plongée dans le courrier qui a salué sa tentative précédente de tour
du monde en ballon. Plus de 1000 lettres. Pleines de rêves. (Presse, H 7.1.99) (Béguelin 2002, 100)
10Ici, la graisse graphique semble signaler l’élément détaché de l’épexégèse ; mais on ne voit pas pourquoi n’est pas repérée la phrase précédente, premier détachement, en apposition de « courrier ». Béguelin parle de « constituants régis de l’extérieur » - ce qu’ils sont bien, si l’on entend par là que le support de rection se trouve dans la première phrase - mais aucunement de phrase, ni de clause, ni de période non plus. A notre sens, ces trois phrases actualisées par la ponctuation forment à leur tour une unité supérieure, que nous appellerons infra période interphrastique, rejoignant le chaînage de Charolles (Charolles, 1988). Alors, qu’est-ce qui empêche Béguelin d’accréditer trois phrases ici ? Pas la ponctuation, bien attestée. Probablement son refus de voir que la possible unité englobante, quand elle est actualisée comme ici en trois phrases, prend alors des effets de sens différentiels, malgré la syntaxe de rection identique. Alors les deux dernières phrases rendent bien compte de relances énonciatives et rythmiques, et d’un processus énonciatif potentiellement dialogique, qui seront pris en charge comme tels par le lecteur. Nier l’unité de phrase, c’est donner à la phrase une définition principalement syntaxique et négliger les effets de sens de la triple segmentation. On constate pourtant que dans l’exemple de Béguelin, justement, les notions de phrase et de période auraient pu parfaitement s’emboîter.
11Son second argument, ponctuationnel, autour du point final de phrase semble encore plus fragile dans le chapitre intitulé de façon provocante : « Le point fait-il la phrase ? ». Béguelin s’évertue à montrer que les valeurs du point ne peuvent être l’ancrage et la preuve de la phrase, étant donné leur multiplicité et leur instabilité :
Le point passe, on l’a vu, pour le démarcatif de « fin de phrase » par excellence ; à ce titre, il serait le plus stable des signes de ponctuation. Cependant on peut noter qu’il commute très souvent avec d’autres signes que lui, qui sont aptes à signaler les frontières syntaxiques majeures : virgule, point-virgule, deux points, trois points…Par ailleurs, sans aller jusqu’à envisager ses emplois en mathématiques et en logique, le point sert aussi de démarcatif de morphèmes ou de syntagmes, comme dans l’inscription suivante : Garage Le.Goffic (panneau publicitaire, La Roche-Bernard) (id. op. 92-93).
12Passons sur le « Garage Le. Goffic » de la Roche-Bernard, peut-être dû simplement à une coquille de bord de route, comme il s’en trouve fréquemment. Dans cette conception uniquement syntaxique de la phrase, on peut certes dire que les ponctuants médians par elle cités peuvent constituer de possibles barrières syntaxiques, segmentant à même place des syntagmes, mais ils n’ont probablement pas le même rôle ni de barrière, ni de régie que le point, pas la même « intensité » (Favriaud 2011). L’exemple de l’épexégèse précédente montre bien que la substitution d’un de ces signes à l’autre crée des valeurs cognitive, rythmique, pragmatique et sémantique différentes.
13Le point lui-même aurait, selon Béguelin, des valeurs flottantes. Mais oui, bien sûr, comme tout signe mis en discours (tout mot, tout temps verbal, etc.), mais il a aussi une valeur générale stable qu’il faut rechercher et poser1 : celle de clôture énonciative forte, et celle (trop oubliée) de liaison ; le point coupe fortement et relie, coupe plus et relie moins que le point-virgule par exemple. Il faudrait ensuite indiquer que le point (ponctuation noire) ne fonctionne jamais seul, associé qu’il est généralement à une majuscule d’entame de phrase, délimitant ainsi un empan : on distinguera ainsi le point de mot (généralement abréviatif), des points de phrase, de paragraphe, de chapitre, de texte, par la majuscule d’un côté, par le blanc de l’autre (ponctuation blanche), jouant leur rôle pour délimiter l’empan et l’intensité du point (Favriaud 2011, 83 et sq). Le point et la majuscule délimitent bien d’ordinaire, épexégèse ou non, la phrase. (Il faudrait probablement pour approcher la phrase par la ponctuation ne pas se contenter de la ponctuation des limites, mais y faire entrer la ponctuation médiane, ce qui apparaîtra latéralement infra).
14La « phrase graphique » de Béguelin, tenue par celle-ci comme une notion vide, est en fait une unité majeure du discours, positivement marquée, même si, comme le dit Seguin, c’est une construction historique et culturelle, voire idéologique. L’historicité de la phrase ne peut être un argument contre la phrase. La question scientifique n’est donc pas de savoir si les « phrases graphiques » sont des phrases, question vaine, mais ce qui se passe dans cet énoncé graphiquement indexé par au moins deux marques de ponctuation : point, majuscule et éventuellement blanc, lequel augmente le point et réduit ou annule la fonction de liaison. Certes, cet énoncé phrastique est potentiellement incomplet du point de vue syntaxique et sémantique (là-dessus l’accord peut se faire avec Berrendonner et Béguelin), mais cela ne veut pas dire pour autant qu’il ne puisse être traité au plan syntaxique et sémantique, et probablement à d’autres plans, encore plus prégnants. En fait, c’est la question de l’autonomie qui fait le départ entre les deux positions antagonistes.
15Berrendonner reprend en 2017 et 2021 cette notion de phrase dans l’Encyclopédie grammaticale du français, en ligne. Son étude dia|chronique de la notion de phrase semble soutenir les conclusions du groupe de Fribourg (2012, 14) :
[…] Notion primitive à géométrie variable, qui contient en germe des inconsistances et des indécidabilités. Elle voue par avance tout modèle de discours qui en use à être contradictoire (par la segmentation qu’elle prédit) et toute grammaire de phrase à être inévaluable quant à son degré de généralité.
16Citant Gautier, Berrendonner réfute son entrée définitionnelle par/avec la ponctuation (id. op.) :
La ponctuation est un procédé asystématique ; les ponctuants ne sont pas des marques porteuses d’une valeur constante et soumises à un usage régulier, formant un paradigme fonctionnel homogène. A fonder sur eux la segmentation des textes, on ne gagne rien en cohérence.
17Le second contre-argument de Berrendonner mérite autrement notre attention (id. op.) :
Faire de la phrase une unité graphique revient à postuler la coexistence de deux grammaires distinctes : celle du français écrit standard, dont les unités de base sont des phrases, vs celle de l’oral, dont les articulations spécifiques restent prudemment non décrites. Cette scissiparité dialectale n’est autre que la théorisation d’un défaut de généralité.
18Le refus de Berrendonner de couper oral et écrit nous intéresse, surtout dans l’analyse du corpus de poésie à venir. Pour autant écrit et oral sont-ils deux régimes coïncidents ? La résolution de l’aporie serait peut-être à chercher dans la coexistence, à l’écrit comme à l’oral, d’au moins deux unités discursives méso-textuelles, la phrase et la période, dans des rapports de dominance inégale d’un régime à l’autre, peut-être d’un genre textuel et d’une situation contextuelle à l’autre.
19Gautier quant à lui réfute l’argumentaire de Berrendonner et Béguelin sur leur propre terrain, syntaxique et diachronique, en prenant en compte la ponctuation, dans Langue française 182 (2014, 33) :
C’est la définition syntaxique de la phrase qui finit par « faire écran » et qui masque le fait qu’elle est aussi et d’abord un segment graphique […] L’inconsistance de la notion de phrase n’était donc pas congénitale, elle était le résultat inattendu du travail des grammairiens et des linguistes objectivant les faits de langage, et construisant, inconsciemment, à partir d’un obser|vable graphique, une unité syntaxique de même extension.
20Gautier propose alors une prometteuse « interface syntaxe-ponctuation » (id. op., 34). Au point, analysé par Béguelin supra, il donne non seulement un rôle cognitif en lecture, de compactage des don|nées de la phrase précédente, mais aussi celui de barrière syntaxique semi-poreuse, qui explique épexégèse et hyperbate ( id. op., 37) :
Le point ne pouvait intervenir qu’après une construction susceptible de paraître complète, i.e à la place où pourrait figurer une frontière de domaine graphique. Cela permet d’affirmer que les compléments obligatoires [essentiels] subissent la contrainte de la frontière graphique.
21Autrement dit, dans épexégèse et hyperbate, il s’agirait d’un « ajout », ce qui revient à faire la différence entre les plans syntaxique et sémantique : un complément dit essentiel en syntaxe standard sera moins important sémantiquement qu’un ajout hyperbatique par une phrase, dûment ponctuée et donc accentuée plus intensément. Gautier peut ainsi conclure (id. op., 38), convergeant avec notre thèse de 2000 (Favriaud 2011) :
Dans le cadre d’une linguistique de l’écrit, nous avons estimé que la phrase conservait toute sa pertinence en tant que segment graphique, ce que la psycholinguistique vient appuyer, et qu’elle pouvait être dissociée des domaines syntaxiques, qui constituent des zones de solidarité rectionnelle ou sociative entre constituants.
22Pourtant le chapitre consacré par Gautier et Watine à la phrase au XXè et XXIè s. semble marquer un recul théorique (2020) sur plusieurs points :
23Cet apparent truisme révèle une conception stéréotypée de la phrase (« norme », « purisme), un abandon du plan de la langue et de la ponctuation, et donc de la généralité, pour une sociostylistique de la phrase dans sa variation infinie, historique, géographique, socio|logique, générique et idiolectale. Certes cette malléabilité de la phrase pourrait bien exister, mais faudrait-il pour autant abandonner l’idée d’une définition générale ?
24Nous voudrions avancer dans cette voie en montrant maintenant qu’à l’écrit (partie 2, et probablement à l’oral - partie 3) la phrase existe bien, fortement actualisée par la ponctuation étendue, mais en association avec d’autres unités discursives, dont la période.
2 | Les unités discursives effectives dans les poèmes de Jaccottet et Quatrebarbes : la phrase et autre chose.
25Nous voudrions maintenant analyser quelques exemples de phrases de Jaccottet et Quatrebarbes – phrases actualisées par la ponctuation, comme posé avec Gautier - extraites de recueils de poésie en prose. Notre approche linguistique et poïétique abandonnera ainsi la langue standard restreinte pour des possibilités plus foisonnantes de la langue, vers une définition augmentée de la phrase, en co-occurrence avec d’autres unités discursives.
Quelques phrases de Philippe Jaccottet2
Chaque fois que je suis passé, en cette fin d’hiver, devant le verger d’amandiers de la colline, je me suis dit qu’il fallait en tirer la leçon, qu’ils auraient tôt fait de se taire comme chaque année ; sans cesse autre chose m’a distrait de cette tâche, de sorte qu’à présent je ne peux plus me fier qu’au souvenir que j’en ai, déjà trop vague, presque effacé, incontrôlable. Néanmoins je ne me déroberai pas. (9)26Ce paragraphe de poésie en prose, blanchi par deux alinéas et deux larges blancs d’amont et d’aval, comporte, si l’on s’en tient au démarquage à deux ponctuants, deux phrases, de longueur très différente, quasi opposée. La discussion est toujours ouverte pour savoir si la première phrase entre majuscule et point ne comporterait pas en fait deux phrases séparées par un point-virgule (Wilmet, 1997, 539). Si on reprend les arguments syntaxiques et sémantiques de Berrendonner, les segments en amont et en aval du point-virgule ont une autonomie et une suffisance - d’autant plus que les sujets et les verbes sont de part et d’autre différents – qui en font des candidats au format phrastique. Nous ne suivrons pourtant pas cette voie, ni celle, mi-chèvre mi-chou, proposée par Wilmet (ibid.) quand il parle de « sous-phrases » (une ou deux en l’occurrence ?), à cause de la ponctuation justement et de la conception syntaxique de la phrase qu’elle sous-tend. En effet si on table sur la ponctuation, il y a une seule phrase, présentant une forme de juxtaposition parataxique et sémantique de deux segments, raccordés par le point-virgule - ponctuant sécant et fortement liant, qui oblige à réunir les deux arguments par inférence et probablement par intonation mentale. Avec le point-virgule, la liaison l’emporte sur la rupture. Nous appellerons cette phrase qui ne renie pas le modèle périodique ancien, avec un ponctuant médian fort (deux-points ou/et point-virgule dans la période classique), « phrase périodique », ce qui implique que la phrase ne se définit plus obligatoirement par une construction centripète, et que le passage décrit par Seguin de la période à la phrase au XVIIIè s. est une reconfiguration plus qu’une rupture, les deux modèles pouvant dès lors cohabiter, ce qu’on n’a pas toujours souligné. C’est le contre-effet de la belle théorie de Seguin de penser ces deux unités en substitution (lente et progressive) plutôt qu’en cohabitation.
27Mais si coïncidaient les définitions de cette « phrase périodique » et de la « période » de Berrendonner-Béguelin, que gagnerait-on à maintenir le terme de « phrase » ? La période engagée par les deux linguistes, issue de l’oral, ne se définit pas par la ponctuation mais par la courbe intonative, dont les ponctuants rendent compte médiocrement (Berrendonner 2021). Ici au contraire nous tenons compte des signes positifs de l’écrit que sont les ponctuants, noirs en l’occurrence (Favriaud 2014) ; on peut même faire l’hypothèse que la phrase est actualisée non seulement par la ponctuation des limites (majuscule et point final), mais aussi par la ponctuation médiane, noire ou autre. Le point-virgule ne serait qu’un signal médian de plus grande intensité que la virgule, présente dans l’exemple, lesquels deux font vivre les différents mouvements énonciatifs en les hiérachisant (Favriaud 2011, op. cit). La ponctuation, contrairement à ce qu’en disent Béguelin et Berrendonner a minima, n’offre pas une simple panoplie de marques surajoutées, instables, de toute façon ancillaires de la syntaxe traditionnelle à leurs yeux, mais, a maxima, actualise la création et le ressaut du langage dans la phrase, comme le définit bien Benveniste, qui pourtant omet dans sa définition de la phrase… c’est bien dommage... la ponctuation… Cela amène une infinité de combinaisons intra et interphrastiques dont la langue ne peut rendre compte seule et a priori.
28Cela va nous permettre de reconsidérer l’épexégèse et l’hyperbate, au centre de tous les débats de la phrase, non en termes socio|logiques ou moraux (l’inflation dévergondée d’une époque selon Béguelin – id. op, 99), mais plutôt comme une autre possibilité d’agencement des phrases en unités de niveau supérieur, aucun des deux niveaux ne niant l’autre.
Peut-être était-ce tout de même assez pareil à de la neige, à un nuage de neige en suspens, arrêté un instant dans sa chute, au-dessus du sol – à cause de ce blanc pas éclatant et encore un peu froid, frileux, et de la multiplicité des fleurs. Un murmure de neige ?[…]
Quelque chose de flottant confusément dans ce fond, la halte d’une nuée, ou d’un brouillard heureux.
Une beauté lointaine, imprenable, une lumière inconnue. Portant toujours un autre nom que celui qu’on s’apprête à lui donner.
Sans poids, presque sans forme, et surprenant, émerveillant, chaque fois. Passé presque inaperçu. Quelque chose qui se poserait là, précaire, une brève rumeur. A la fin du long hiver. (On en voudra aux feuilles, aux verdures, de si tôt l’effacer.) (12-13)
29Dans un mouvement quasi inverse en effet, Jaccottet fragmente énormément un potentiel énoncé continu, régi par un support initial unique. La structure en est : le modal épistémique d’incertitude, « peut-être », le présentatif modalisé par l’interrogatif et l’imparfait, « était-ce ? », le quantitatif d’approximation moyenne « assez » et l’adjectif de comparaison « pareil » ; suivis par une série d’éléments présentés : « de la neige », « un nuage de neige », « un murmure de neige », « quelque chose de flottant », « la halte d’une nuée, ou d’un brouillard heureux », « une beauté lointaine », « quelque chose qui se poserait là », « une brève rumeur ». Notons que cette liste paradigmatique entraîne très souvent l’ouverture d’une nouvelle phrase (voire d’autres alinéas et paragraphes) mais pas toujours, constituant des substitutions ou des ajouts sémantiques (Neveu 2002, 111 et sq). Ces derniers peuvent être des compléments spécifiant le « quelque chose » ou même des compléments de temps, sortes de cadratifs post-posés (« A la fin du long hiver ») complétant la phrase précédente autant que l’ensemble de ces paragraphes. On notera que dans le cas des expansions de la locution pronominale indéfinie (« quelque chose »), l’accord morphologique au masculin (ou neutre) se fait par-dessus la phrase précédente, dont le noyau est « beauté » au féminin. La phrase : « Portant toujours un autre nom que celui qu’on s’apprête à lui donner », eu égard au morphème générique neutralisé de « portant » et de « lui » peut compléter aussi bien la précédente que l’antépénultième. Mais les deux phrases sui|vantes, avec leurs formes participiales masculines (mieux vaudrait dire non-marquées) : « surprenant », « émerveillant », « passé », « inaperçu » complètent « quelque chose » ou… « brouillard », socles de rection situés plusieurs phrases en amont.
30Nous en tirerons les hypothèses provisoires suivantes :
- la ponctuation est capitale pour délimiter et définir la phrase ;
- pourraient faire phrase : 1) tous les syntagmes ou groupements de syntagmes prédicatifs séparés par un point final ou un point d’interrogation ; 2) et même les cadratifs, postposés, et peut-être préposés ;
- le paragraphe opposerait une barrière phrastique, mais pas forcément une barrière syntaxique, sémantique et périodique, ce qui va à l’encontre de certain dire d’Adam ;
- la syntaxe cesserait d’y être stricto sensu linéaire : liste paradigmatique, avec notamment l’alternatif « ou » et avec des accords régis par un support situé certes en amont, mais pas obligatoirement dans la phrase contiguë ;
- les effets de sens de l’épexégèse seraient différents de ceux de l’unique phrase englobante potentielle, qui s’actualise ici sous la forme d’une période interphrastique ;
- les phrases représenteraient tout autant un processus de pensée ou de perception en cours qu’un déjà-là séquencé. Peut-être cet élément-clé fut-il entr’aperçu par Béguelin en conclusion de son article controversé (« goût pour les effets de retouche, de repentir, de staccato, de soubresaut, voire de bégaiement dans l’expression » (id. op., 101)), mais rejeté dans le stylistique et le psychologique. La phrase serait ainsi un moment discursif, cognitif et rythmique dont le début et la fin seraient des entailles plus ou moins artificielles dans un discours qui se cherche : ce qui ferait convergence avec certaines formes d’oral ;
- la phrase cohabiterait avec une unité de plus large empan, interphrastique, appelée période.
Quelques phrases de Marie de Quatrebarbes3
31Coexistent plusieurs modèles d’unités discursives remettant en cause « la construction de phrase verbale canonique du type Le petit chat est mort » invoquée, cum grano salis, par Berrendonner (2021a, op. cit.), et son unicité comme unité discursive méso-textuelle :
Moineaux délices de main serrée, compagnie de main saisissant plusieurs fois moineaux même, ombre posée sur celle qui, d’un futur délice, objet de main future, dispose entre elles toutes, main plusieurs fois posée sur moineaux, objet de ma belle, belle disponibilité prenant source en elle qui sur moineaux se pose, tirant doigts devant elle, quand main sur elle est posée, telle que ma belle, belle disponibilité dispose d’elle par délice à la fois entre en elle et dispose moineaux sur main, futur délice de main […] (19)32Ces moineaux (de Lesbie ? Très catulliens ou stéfaniens4), font une phrase paginale ininterrompue, amorcée par une majuscule, terminée par un large blanc, sans point final noir, ce qui est un dispositif courant dans ce recueil. La structure syntaxique étendard qu’on attend après les possibles apostrophes liminaires tarde à se mettre en place, faute de socle recteur assuré. La phrase retrouve cependant une certaine assiette syntaxique à partir de la locution consécutive : « telle que », qui sera répétée en fin de page, à l’entame d’une seconde subordonnée à tiroirs :
telle que ma belle, belle disponibilité cède en elle tout à la fois brise main et dispose moineaux sur elle par capture […] dispose d’elle toute main cédant lorsqu’elle cède ou tombe en elle cède [fin de page et de phrase]
33Un certain nombre d’autres éléments perturbe la construction logico-syntaxique : la ponctuation noire médiane limitée à la virgule, la fréquence basse de ces virgules qui rend la segmentation ambivalente : « tombe en elle / cède » ou « tombe / en elle cède » ? ; la détermination zéro de nombreux noms, la référence indéterminée de « elle » : la main ou la belle ? ; le statut morpho-syntaxique ambigu de certains mots comme « belle » justement, adjectif ou substantif. La phrase n’est plus là pour ordonner et clarifier une séquentialité temporelle ou logique, façon Rivarol, mais pour (re)créer, par sauts, détours, contours, déséquilibres, répétitions, un événement de vie (érotique ?), une phénoménologie (d’un désir féminin ? lesbien ?), et une conception du temps (long, non linéaire, ellipsoïdal). Cette longue phrase à composition centrifuge est-elle une extravagance poétique à partir d’un modèle canonique court, ou le modèle court, centripète, de préférence verbo-centré, donné comme prototype de la phrase, est-il une réduction scolaire ou administrative d’une unité potentiellement plus débridée ?
Si tu passes tes journées à assembler les pièces d’un tissu prodigieux et qu’il forme sur ton corps un second corps de peau et d’or, alors ton sexe sera glorieux et tu seras fortSi tu marches d’un pas décidé, et que tes bras tracent des lignes et les brisent aussitôt, les déplacent aussitôt, les recomposent aussitôt, installant une nouvelle symétrie
à chacun de tes gestes, alors tes seins, ton cul, ta barbe, tes bras qui séquencent l’air à la recherche d’un angle où s’appuyer, et tes hanches, tout cela sera fort avec toi, et ta légende naîtra à l’endroit où tu danses. (13)
34Cet extrait de texte, s’il conserve une ambiguïté référentielle (« fort », « seins »/ « hanches », « barbe » : fille ou garçon ? ; « l’endroit où tu danses » : lieu géographique, lieu intérieur intime, ou peut-être mouvement créatif du discours et de la phrase ?), construit bien deux phrases, actualisées par la majuscule d’entame (Si […] Si [...]) et le blanc final élargi, mais avec point noir final seulement à la fin de la deuxième. Peut-on dire que le blanc final avec saut de ligne tient lieu de point noir final pour clôturer la première phrase (Si […] symétrie) » ? Oui, dans la mesure où le blanc élargi institue et intensifie bien la segmentation syntaxique, énonciative et rythmique. Mais peut-être que non, dans la mesure où certaines phrases se terminent, elles, par un point final noir, augmenté par le blanc ; il y aurait ainsi, dans ce recueil, deux ponctuations de phrase : toujours avec majuscule d’entame et soit point noir, soit blanc seul finals : et donc une gradation dans les phrases-mêmes, pouvant aller jusqu’à un paquet de phrases. On remarquera alors que le point noir a tendance dans trois des pages contiguës (10-11-12) à clôturer la seule page mais pas les phrases intrapaginales, comme si l’emploi du point glissait de la phrase à une unité supérieure et indexée comme telle : la page. D’autre part, la seconde phrase est divisée en deux segments blanchis ne correspondant pas même aux divisions syntaxiques, puisque le groupe grammatical homogène « installant une nouvelle symétrie / à chacun de tes gestes » est scindé en deux par le blanc, qui divise ainsi cette longue phrase en deux quasi-versets, qui, eux, se détachent encore plus de la mesure syntaxique. Les unités méso-textuelles (ici de phrase, mais aussi de verset et de page) affichent ainsi leur pluralité, leur imbrication et leur degré de dépendance syntaxique variable. Par conséquent la ponctuation élargie non seulement actualise les unités discursives méso-textuelles mais les problématise, nous obligeant à penser leur pluralité.
35En outre, le paragraphe précédant les trois cités en T4 est étroitement dépendant d’un socle de rection situé dans le paragraphe suivant, bien que celui-ci commence par une majuscule, que nous avons donnée comme marque de ponctuation signalant le début absolu de phrase :
On peut dire qu’il y a un triptyque de l’infortune, mais si tu te
dis avec force, si tu te dis c’est ma force et tu voles des
vêtements de prix et les portes avec la nonchalance de celui qui
n’a pas payé pour ça
Si tu passes tes journées […], alors
[…]
36Dans les cas d’épexégèse les plus courants (voir T2), le support de rection est posé rapidement, en amont, et les phrases de la suite épexégétique s’accrochent par dépendance syntaxique faible ou ajouts, en aval, comme dit par Gautier. Cette règle linguistique semble ici contestée par le poème de Quatrebarbes.
37On parlera de phrase pour l’énoncé paragraphique (« On peut dire […] pour ça ») actualisé par une majuscule d’entame, clos par un blanc suivi d’une seconde majuscule d’entame ; et de segments de phrase dans le cas des deux paragraphes cités en T4 (« Si tu marches […) où tu danses ») puisque que le second paragraphe commence par une lettre minuscule. C’est la ponctuation grise, par majuscule-minuscule, qui fait le départ entre les versets, les uns considérés comme des phrases, les autres comme des segments de phrase, nous laissant penser que la longueur des unités est un nouveau facteur à prendre en compte. On pourrait dire qu’ici l’unité discursive blanchie, le verset, domine l’unité phrastique, ce qui est souvent le cas en poésie, mais pas seulement en poésie (Voir notre description des menus gastronomiques, Favriaud 2015)
Je voudrais me déplacer sur un char tiré par des moineaux fornicateurs, dans la prairie, je voudrais être cette petite fille blanche, riche et gâtée etje cueille,
je cueille,
je cueille,
…je cueille dans la prairie de ton père des éryngions blancs, je voudrais me marier
Je voudrais, ton père, me déplacer sur un char et vivre, ton père, je voudrais porter sa robe. (10)
38La première phrase (« Je voudrais me déplacer[…] me marier ») nous offre un nouveau modèle, scindé en trois blocs blanchis (des versets), mais présentant un flux syntaxique canonique composé d’une série de clauses indépendantes, ayant le même sujet déictique de première personne. C’est la quadruple occurrence de « je cueille », le blanchiment de chacune et les points de suspension devant la dernière qui retiennent notre attention sur ce milieu de phrase partiellement versifié, blanchi, suspendu : ce dernier sort en effet de la logique linéaire et progressive pour entrer dans une structuration paradigmatique plus statique et ressassante. Les mots, rare dans le cas d’« éryngion », non référencié précisément, dans le cas de « ton père », augmentent le trouble sémantique, que la phrase prototypique des grammaires voulait justement bannir.
39La dernière phrase de T5 (« Je voudrais […] sa robe ») est bien formée syntaxiquement, n’était le modèle canonique perturbé par le syntagme étrangement répété « ton père », en lui-même difficilement acceptable comme apostrophe fléchie à la deuxième personne (le père de quel destinataire ? de Vénus Xtravaganza ? au nom on ne peut plus suspect). Une deuxième solution syntaxiquement accepta|ble serait de faire de « ton père », une apposition déterminative de « je », renvoyant le narrateur à une instance masculine, ce qui ouvre d’autres horizons sémantiques. Le déterminant relationnel « sa » dans « sa robe » est lui-même retors : la robe de Vénus, celle du père ( ?) ou « celle de cette petite fille blanche, riche et gâtée » qui peut être un doublon enfantin de la potentielle narratrice. Dans ce cas, les personnels/relationnels « je », « ton », « sa » seraient tous suspects, devenant des instances instables, comme le sont souvent les « je » et « tu » de la poésie : structures d’accueil et de fluctuation personnelles, en rupture avec la grammaire standard/étendard et ses catégories clairement distinctes. Peut-être pourrait-on parler de syllepse généralisée de la personne. Il existe une troisième solution, que la poésie tolère, au plan connotatif, quand bien même le canon syntaxique et ponctuationnel s’y oppose : « ton père » serait le COD des verbes d’action : « voudrais », « déplacer » et pourquoi pas « vivre » malgré la virgule ; le ponctuant noir a toujours une double fonction, de segmentation, dominante, et de liaison, secondaire, sans parler d’une troisième de hiérarchisation, d’accentuation et de mise en exergue : la syntaxe poétique, perturbée et augmentée par l’anaphore, dirait alors le contraire de la syntaxe étendard, et la phrase tiendrait deux discours simultanés (ambigus, potentiellement scandaleux).
40On aboutirait ainsi à une poétique et une érotique de la phrase et de la période, jouant avec au moins deux autres unités méso-textuelles potentielles : le vers et le verset – unités blanchies moins dépendantes de la syntaxe et de la linéarité - dans une architecturation du discours complexe, souple et mobile. Cette part d’« extra-vagance » discursive, peut être limitée et contrôlée par certains genres discursifs et par les normes linguistiques. Mais, ne voir dans un texte qu’une unité discursive - phrase ou période, peu importe en fait - répond à une idéologie de la langue, du texte, du sens, où dominent la syntaxe standard, la recherche de clarté et de référence sans perte, et donc une conception du sujet monovalent, socialement pleinement intégré.
41Les configurations phrastiques et syntaxiques de Quatrebarbes, ajoutées à celles de Jaccottet pourraient se décliner maintenant dans les hypothèses suivantes sur la phrase et son rapport aux autres unités, mésotextuelles et textuelle :
- la phrase est bien délimitée à l’écrit par la ponctuation des limites, seul signe positif saillant, et animée par la ponctuation médiane étendue au ponctuant phonique à visibilité zéro. La phrase est une unité ponctuationnelle. Son périmètre se distingue mieux que celui de la période interphrastique par la ponctuation (noire et grise) ;
- la phrase jouerait très souvent en complémentarité avec une autre unité discursive « noire » (plus ou moins saillante) : la période ;
- entre la phrase et la période interphrastique, la ponctuation médiane forte actualise une phrase périodique, qu’on peut aussi appeler période intraphrastique ; ses ponctuants médians caractéristiques sont le point-virgule et le deux-points, et probablement le parenthésage avec parenthèses ou tirets, voire le blanc ;
- le paragraphe est certes le plus souvent un regroupement de phrases et de périodes, mais ne serait plus systématiquement une barrière phrastique, comme déjà constaté dans les versets de Saint-John Perse (Favriaud 2007, 59 et sq) ;
- la barrière syntaxique du point final telle qu’établie par Gautier a une validité importante mais pas totale ; cela dépendrait du genre de texte ;
- la phrase - tout comme la période et le texte - peut être traversée par d’autres unités, appelées « unités blanch(i)es » et « unités fluctuantes » (Favriaud 2014) qui établissent d’autres concaténations, plus alinéaires, assumées par un sujet exposé à son imaginaire ; les répétitions lexicales ou phoniques, les ambiguïtés morphosyntaxiques ou référentielles en sont de possibles vecteurs ;
- la phrase, unité de dimension très souple, aurait la capacité, par scissiparité ou par adjonction, de se diviser en n phrases ; ou/et au contraire de s’agréger pour former des unités supérieures à la phrase : période interphrastique, paragraphe, chapitres, etc. La phrase elle-même peut s’élargir de façon quasi infinie du mot (voire du morphème) au texte ;
- l’énonciation et le rythme opéreraient, cognitivement, avant la réélaboration et le contrôle syntaxiques, secondarisés, mais jamais absents ; la phrase n’est pas une unité essentiellement syntaxique, mais la syntaxe organisant et réorganisant l’énoncé s’y exercerait en même temps que l’énonciation et le rythme, ou après coup ;
- la phrase est non seulement une unité plus énonciative (Dalhet 2003) et rythmique que syntaxique, mais aussi une unité de recherche, de découverte, de création, et une unité de désir, jouant avec l’émotion de soi et celle de l’autre. C’est une unité discursive désirante, qui ne peut être coupée complètement de la sociologie, de la psychologie, de la phénoménologie ou de l’art (Serça 2012) ;
- la phrase opérerait au plan sémantique une dynamique vivante sans que les parties, début, milieu, fin soient aussi progressives/conclusives qu’on ne le dit ; la phrase n’est pas une unité sémantique autonome ;
- la pragmatique et toutes les « sciences » du texte ont tendance à valoriser à l’extrême le texte dans son entier, comme unité supérieure, voire unique (dans la poétique de Meschonnic aussi) ; le gain en est que le texte n’est pas la simple addition de phrases pré-normées, non-orientées ; mais la perte en est le caractère essentialisé du texte, sa prédétermination pragmatique, sa planification a priori, son déjà-là syntaxique et énonciatif. Au contraire, nous avançons que le texte se jouerait aussi à chaque phrase, chaque période, chaque verset ou vers, créativement, en littérature et en poésie tout particulièrement.
- le rythme ne peut être ni une catégorie transcendante non analysable ni une réduction au phonique et à l’intonatif. Deux clés principales du rythme seraient la ponctuation étendue (noire, blanche, grise, phonique – Favriaud 2014) et le rapport d’emboitement et de jeu entre les diverses unités discursives de même niveau et de niveaux différents, local d’un côté, textuel de l’autre ;
- texte, phrases, périodes et autres unités s’auto-engendreraient continûment, avec une part de surprise et d’inconnu, ce qui procurerait à l’écriture comme à la lecture une partie de sa jouissance. Peut-être les textes littéraires ne seraient pas des dévoiements sortant du champ linguistique, mais, comme probablement aperçu par Saussure (Testenoire 2013) et Benveniste (Benveniste 2011), dans leurs œuvres latérales, des grossissements mettant au jour d’autres fonctionnements généraux.
42Ces nouvelles hypothèses de l’architecturation du discours écrit, du couple phrase/période, unités noires, et des unités blanches ou grises, voire phoniques, tirées des poèmes en prose de Jaccottet et Quatrebarbes, semblent compatibles avec certains des principes de l’organisation orale approuvés par une partie au moins de la communauté des linguistes de l’oral.
3 | De nouvelles compatibilités entre pratiques de la poésie contemporaine et théories de l’oral ?
43Nous allons suivre Lacheret et Victorri (2002, 55 et sq.) en présentant d’abord leur conception de la phrase, puis leur définition de la « période intonative » comme unité de substitution à la phrase, pour examiner enfin si la plupart de leurs exemples ne corres|pondraient pas à nos hypothèses sur les phrases et périodes des deux poètes.
La phrase à l’oral
44Lacheret et Victorri critiquent les linguistiques de l’oral (id, op., 56)
Les modèles qui sous-tendent cette segmentation s’inscrivent soit dans le courant des grammaires de la dépendance soit, plus fréquemment, dans celui de la grammaire générative. Or, dans ces modèles, la phrase, élément autonome et ultime de l’analyse syntaxique, à la fois indépassable et indivisible, constitue un point d’ancrage stable, voire intangible. Pourtant, outre les difficultés définitoires inévitablement associées à l’utilisation d’un tel concept, une observation minutieuse de données spontanées met en lumière les limites de cette démarche : si la segmentation prosodique d’un énoncé peut refléter le découpage de celui-ci en unités syntaxiques qui se construisent autour d’un pivot verbal, ses arguments et ses satellites, nombreux sont les cas de non congruence entre les niveaux de segmentation.
45Les deux linguistes remettent en cause l’usage de la « phrase » comme modèle apriorique des énoncés oraux pour deux raisons théoriques : 1) la phrase serait une unité avant tout syntaxique, 2) qui ne prendrait pas en compte « la dimension énonciative » (id. op., 56). Cette définition de la phrase par la syntaxe standard (des dépendances, centripète, verbo-centrée) n’est ni celle de Benveniste (Benveniste 1966, 128-131), ni la nôtre qui est non seulement ponctuationnelle, énonciative et cognitive, mais rythmique.
46Le deuxième argument de Lacheret et Victorri nous intéresse davantage : l’« observation minutieuse de données spontanées ». Certes la notion de « données spontanées » prêterait à débat, ne prenant pas en compte toutes les formes d’oral, considérées qu’elles sont par eux sous l’angle d’un certain parler conversationnel, mais la démarche non apriorique des deux linguistes semble de bon aloi. Il s’agit pour eux comme pour nous de délimiter des unités par des traits positifs et d’analyser ensuite ce qui se passe dans l’énoncé ainsi mis en valeur.
Le repérage objectif de l’unité discursive
47Il y a, disent-ils, décision de segmentation en période si et seulement si les quatre conditions suivantes sont réunies :
48La période est ainsi définie par - grossièrement dit - la durée de la pause, l’accentuation des bornes, initiales et finales, et aussi par des accents déterminant des « GI », « groupes intonatifs » intermédiaires. Cette définition ressemble plus ou moins à notre définition de la phrase par la ponctuation : deux marques de ponctuation des limites, majuscule et point, déterminant un périmètre cible, et une ponctuation médiane, noire ou autre, tout aussi importante en l’affaire - comme la virgule, le point-virgule, le deux-points, l’italique, voire l’accent phonique à visibilité zéro (se reporter à la « pausette » de Damourette et à Favriaud 2010) - faisant vivre les mouvements énonciatifs et rythmiques de l’énoncé.
49Le terme de période a été utilisé tant à l’écrit que, plus récemment, à l’oral, sans qu’on soit sûr que les notions coïncident. Lacheret et Victorri en donnent une définition oblique dans leur « bilan et perspectives » de fin d’article (id. op., 68) :
Une présentation détaillée de la structure prosodique des périodes détectées nous permettra d’asseoir notre hypothèse énonciative. Nous verrons comment l’observation acoustique des formes prosodiques rencontrées dans des contextes d’émergence de groupes intonatifs révèle une organisation hiérarchique in|terne à la période qui viole souvent les contraintes de hiérarchie syntaxique. Ensuite, l’enchaînement prosodique des périodes détectées nous amènera à préciser la notion de continuum introduite précédemment. Nous verrons dans quelle mesure les gestes prosodiques finals de périodes constituent des indices de rupture ou, au contraire, de liaison entre les périodes successives, une période pouvant constituer la sous-période d’une période adjacente et donner lieu en définitive à la détection d’une période complexe.
50Ne pourrait-on pas, en remplaçant période par phrase, oral par écrit, structure prosodique par structure ponctuationnelle reconnaître notre définition de la phrase énonciative, rythmique et créatrice, où la syntaxe joue certes un grand rôle, mais d’en-même-temps, sinon d’après coup ? Loin de considérer le point ou le blanc finals comme une barrière infranchissable, n’avons-nous pas relevé au contraire qu’ils avaient un rôle de clôture et de liaison, que l’autonomie syntaxique et sémantique de la phrase était souvent remise en question sous le coup de l’épexégèse d’un côté (qui n’est plus une figure de style pour nous, mais un tour syntaxique) et de l’accrochage périodique (périodes intra et interphrastique), de l’autre, et que d’autres modes de structuration, plus transversaux et moins linéaires complétaient cette architecturation complexe, où la ponctuation étendue ici, comme l’accentuation et l’intonation là, jouait un rôle éminent ? La prosodie sérielle ne joue-t-elle pas à l’oral et à l’écrit ?
51En reprenant quelques exemples de Lacheret et Victorri, vérifions et affinons la pertinence de notre rapprochement.
Les périodes orales de Lacheret-Victorri sont-elles des phrases structurées anormalement?
52Prenons les deux premières périodes de P1, avec les G1 successifs alignés verticalement par les linguistes de l’oral eux-mêmes, utilisant ainsi la ponctuation blanche (id. op. 70) :
je suis né à Algerdonc j’ai connu l’Algérie heureuse
je suis né le 1er novembre
donc mon anniversaire coïncide
avec le début de l’insurrection algérienne
et j’ai été d’une famille très unie
très aisée
mon père était un autodidacte
venant d’un milieu très pauvre
ayant fait aucune étude
mais ayant une passion de la littérature
et du savoir
53Chacune de ces deux périodes orales pourrait, à l’écrit, faire phrase, phrase standard ou mieux, phrase intrapériodique ; on proposerait ainsi des ponctuants noirs médians forts après « heureuse » et « aisée » : soit deux points-virgules, soit un point-virgule et un deux-points. Une virgule peut marquer la fin de chaque GI sauf dans le cas de « coïncide/avec » où la règle officielle interdit le ponctuant noir entre S et V, V et complément essentiel. Pourtant des accents faibles marquent, même mentalement à l’écrit lu, la fin des groupes : « mon anniversaire » et « coïncide » ; c’est ce que nous venons d’appeler des ponctuants phoniques à visibilité zéro. D’autres cas de ponctuation phonique faible pourraient apparaître, même en lecture silencieuse, après « autodidacte », « pauvre », etc.
54Ces deux « phrases » en outre se regroupent aisément, soit en une grande phrase périodique, soit en une période interphrastique. Notons enfin que la présentation de Lacheret-Victorri en suite de GI blanchis renvoie à la poésie, avec des répétitions : je suis né (X2) ; Alger/Algérie/Algérienne ; très (X3) ; des relations verticales a-linéaires : heureuse/unie/aisée/pauvre ; et des fins d’énoncés accentués comme « insurrection algérienne/savoir » qui instituent, ou plutôt proposent des « unités fluctuantes » (Favriaud, 2004 ; 2014, 247 et sq ; 2018, 40).
55Arrêtons-nous maintenant sur l’exemple qui, à première vue, est le plus défavorable à notre rapprochement entre écrit et oral, tel que transcrit par les linguistes (id. op., 71) :
songezque
tout ce que vous voyez
qui est vendu
dans les magasins de Lahor
(…)
donc y a toute une activité
féminine
qui n’apparaît pas
au grand jour
56Ces quatre énoncés pourraient bien constituer une seule phrase - dont le milieu aurait été soustrait, ce que marqueraient à l’écrit les points de suspension, ponctuant médian noir fort – une phrase périodique ; ou bien deux phrases P2-P3 (toujours suspendue, avec points afférents) et P4-P5. Chaque énoncé à son tour peut-il former une phrase ? P4 et P5 présentent le cas typique de deux phrases potentiellement en épexégèse. Et P2 et P3 alors ?
57L’épexégèse - non autorisée par Gautier dans ce cas - n’est peut-être pas impossible non plus, mais très hardie puisque P2, très faible lexicalement et sémantiquement, est en attente d’objet, surtout après « que », et qu’en P3, l’objet convoité de P2 est encore mutilé, en aval cette fois, faute de résolution prédicative : « songez que tout […] ».
58Mais, à l’intérieur de ces éventuelles quatre phrases, les ponctuants médians, signes qui actualisent aussi la phrase, trouveraient difficilement leur place, les noirs surtout, tant le discours est morcelé. Cependant les ponctuants phoniques à visibilité zéro ne sont pas impossibles à l’écrit ; ils seraient marqués par un accent phonique de lecture plus faible, et, en poésie, possiblement par le blanc graphique. La poésie contemporaine écrite serait le régime de l’écrit le plus compatible avec l’oral.
59C’est bien des sept cas ainsi présentés et étudiés par Lacheret-Victorri le plus résistant à notre rapprochement. Toutefois, au théâtre (reproduction d’un oral imaginaire) et en poésie, avec ponctuation blanche, lesdites quatre phrases pourraient voir le jour, se regroupant aisément en deux ou quatre périodes, à condition que lesdites phrases composent elles aussi avec une troisième unité capitale de discours : le vers, voire une quatrième : la strophe.
Conclusion
60Au terme de notre courte investigation, il appert que l’oral et l’écrit pourraient être moins éloignés qu’on ne le dit souvent au plan énonciatif, rythmique et même syntaxique. Les unités de discours sont à peu près les mêmes. La phrase reste le (un ?) pivot de l’organisation mésotextuelle à l’écrit et probablement à l’oral, à condition de sortir la phrase d’une définition syntaxique stéréotypée, de l’ouvrir vers l’énonciation, l’interaction, le rythme, la création ; et peu importe finalement si les linguistes de l’oral l’appellent « période ». On reconnaîtra à ceux-ci, comme aux littéraires et poéticiens, le mérite d’avoir contribué à proposer une définition beaucoup plus ouverte et accueillante de la phrase, des unités de discours et de la syntaxe.
61La notion de période, reniée du XVIIIè aux deux tiers du XXè - sauf par les littéraires et les stylisticiens, qui la maintenaient malheureusement comme une quasi-figure de style, donc hors du champ normé de la langue – n’est pas déniée dans notre approche mais au contraire réhabilitée comme une unité de rang supérieur (Charolles) qui agglomère de façon saillante ou non, avec ponctuants évidents ou non, plusieurs phrases réelles ou potentielles. Nous proposons en effet un élément de jonction entre ces deux unités complémentaires et emboîtées : la « phrase périodique », avec ponctuant médian noir fort, que l’on pourrait encore appeler, vue de l’autre rive, la « période intraphrastique », dont les segments pourraient, ponctuation aidant, devenir à leur tour des phrases, mais alors avec un rythme et un sens modifiés. Loin de s’exclure, ces deux unités vivent dans un continuum. Mais la notion de période associée à celle de phrase permet de régler un certain nombre de problèmes, comme l’épexégèse et l’hyperbate, les domaines de rection et probablement une partie de la question du rythme (meschonnicien) qui proviendrait en partie du frottement et de l’intrication des unités discursives, analysable en termes linguistiques.
62On pourrait faire l’hypothèse supplémentaire – à vérifier bien évidemment - qu’à l’écrit la phrase est omniprésente - et presque toujours plus saillante que la période englobante - par sa ponctuation tout particulièrement, car à l’écrit il n’y a pas, ou guère, de marques ponctuationnelles distinctives de période ; alors qu’à l’oral les deux termes s’inverseraient le plus souvent au profit de la période : cette dernière est potentiellement plus large et accommodante, et rendue plus saillante par les marques intonatives, tandis que le modèle plus écrit de la phrase est moins saillant à l’oral, car sous-jacent et plus inconstant. Contrairement aux critiques faites par Berrendonner et Béguelin - et en contradiction avec leurs propres thèses avancées sur les unités d’oral - la ponctuation à l’écrit est le système positif le plus sûr pour déterminer les unités discursives - la phrase en tout premier lieu - tout comme le sont pour la période à l’oral les traits phoniques. Toutefois il faut renoncer à superposer ces deux séries d’index qui ne se recouvrent que partiellement : la ponctuation d’écrit ne correspond pas strictement aux traits phoniques d’oral, même s’il y a recouvrement partiel au niveau de la démarcation des unités, et de l’accentuation-contraccentuation des syntagmes.
63De toutes les formes d’écrit il est possible que la poésie soit une forme de texte parmi les plus proches de la structuration de l’oral, mais cette hypothèse doit de suite être modérée par la multiplicité des formes possibles d’oral : en poésie, les phrases peuvent parfois se dissoudre, avec des ponctuants noirs moins systématiquement présents, ce qui remet souvent la période au premier plan. La poésie fait apparaître aussi, aux plans mésotextuel et macrotextuel, par la ponctuation étendue, au moins deux autres unités fondamentales que l’oral admet couramment : les segments isolés, blanchis, potentiellement moins soumis à la syntaxe normative, appelés « vers » en poésie ; et les « unités fluctuantes » qui, par séries prosodiques ou autres rapprochements visuo-phoniques, créent un discours potentiellement alinéaire, engendrant une sémantique augmentée de signifiance.
64On aura ainsi tenté d’avancer l’idée qu’écrit et oral ont tout intérêt à se dire des choses, poétiquement si possible. Et que l’un et l’autre ne vivent probablement pas d’une suite d’unités discursives d’un type unique, mais de l’architecturation complexe de plusieurs, qui ont probablement, d’un régime à l’autre, beaucoup de traits communs. Ce qui nous a obligé à redéfinir et à étendre le champ de la ponctuation et à nous ouvrir à une autre définition de la phrase - moins verbo-centrée, moins centripète - et donc finalement affine de la période, sans dissoudre tout à fait les deux notions l’une dans l’autre, mais en établissant entre elles une scalarité, et donc un possible jeu.
- 1 Le problème des traités de ponctuation comme ceux de Drillon et de Doppagne est en effet d’aller vers une liste des valeurs conduisant à une homonymie interne, sans construire la valeur générale commune.
- 2 Jaccottet, P., 1975, A travers un verger, Fata Morgana.
- 3 Quatrebarbes (de), M, 2019, Voguer, Paris, P.O.L.
- 4 Voir Stéfan Jude, 1986, Alme Diane, Cognac, Le temps qu’il fait.